Bilan et perspectives du mouvement anti-CPE/CNE

Texte collectif qui servit de support à ses auteurs pour introduire auprès de comités locaux allemands des débats sur la précarité en Europe et le rôle de attac

Aurélie Trouvé, Léonard Roche, Marceau Coupechoux, Mai 2006

 Introduction

Le mouvement anti-CPE (Contrat Première Embauche) est d’une importance exceptionnelle, d’abord par la solidarité qui a uni lycéens, étudiants, syndicats, salariés et chômeurs, et les syndicats eux-mêmes. C’est ainsi la première réelle unité syndicale depuis 1995. Ce mouvement est également exceptionnel par l’ampleur des mobilisations. La lutte a débuté mi-Janvier et n’est pas terminée. Elle a été ponctuée de nombreuses manifestations nationales - jusqu’à plusieurs par semaines pour les étudiants et lycéens -, dont certaines énormes, comptabilisant jusqu’à 3 millions de personnes dans les rues. Elle a aussi été ponctuée de grèves interprofessionnelles, de blocage de la plupart des facs, d’initiatives diverses de toutes parts. Et enfin, elle est à l’initiative d’une jeunesse qui a porté tout du long le mouvement, et que beaucoup croyaient aseptisée, a-politisée, voire amorphe face à une précarité montante et déroutante. Il s’agit donc d’une grande victoire pour le mouvement social en France et en Europe. Même si le mal n’est pas éradiqué, c’est une étape importante contre la gangrène du néolibéralisme.

 Contexte politique français

Depuis 10 ans, on assiste à la montée en puissance du mouvement social contre les politiques néolibérales.

  • 1995 : un grand mouvement social contre la réforme de la sécurité sociale
    Puis plusieurs défaites :
  • 2003 : la réforme des retraites : malgré de grandes manifestations, la CFDT signe un accord avec le gouvernement Raffarin.
  • 2003 : la réforme LMD : plusieurs facs en grève, mais le mouvement ne prend pas, l’UNEF ne prend pas clairement position.
  • 2005 : loi Fillon sur l’enseignement : les lycéens engagés dans une longue lutte perdue ; on ne les croit pas capables de se lancer dans un nouveau combat.
  • 2005 : une grande victoire idéologique après le referendum gagné sur le TCE. Le NON était certes disparate (puisque l’extrême droite et une partie de la droite parlementaire a appelé à voter NON), mais l’ensemble des forces de gauche anti-libérales (y compris l’aile gauche du PS) a fait campagne commune.
  • Novembre 2005 : émeutes dans les banlieues. Le gouvernement déclare l’état d’urgence.
    L’ambiance est délétère : on ne croit plus à l’alternance. Les votes-sanctions se suivent et se ressemblent. L’extrême droite se renforce. La droite parlementaire est de plus en plus brutale (faisant fi de toute protestation dans l’opinion, elle impose contre-réforme libérale sur contre-réforme libérale). L’explosion sociale menace (Chirac a fait sa campagne de 95 sur la fracture sociale). Les éditorialistes dissertent sur le déclin de la France. Les luttes au sommet de l’Etat se multiplient (Villepin/Sarkosy).

 Qu’est-ce que le CPE ?

Le CPE est une attaque sans précédent contre le droit du travail en France.
Jugeons sur pièce : c’est un contrat de travail réservé aux moins de 26 ans qui prévoit une période de consolidation (ou d’essai) de 2 ans. Pendant cette période, l’employeur peut licencier l’employé sans motif et sans préavis le premier mois, puis jusqu’à 1 mois de préavis. De plus, en cas de contestation devant les Prud’hommes, c’est à l’employé de prouver que le licenciement est abusif : la charge de la preuve est renversée.
Ce sont des remises en cause inédites en France du droit du travail. Des mesures fallacieuses ont été présentées comme offrant plus de protection au salarié, en échange de la flexibilité pour l’entreprise : un salarié licencié peut être réembauché après 3 mois. L’employé licencié avant 2 ans bénéficie d’indemnités légèrement supérieures à celles d’un CDI (mais seulement après 4 mois d’emploi...) et le nouvel embauché a un droit à la formation à partir du 2ème mois . Ce sont là des « cadeaux » empoisonnés ! Le CPE institutionnalise la précarité sous prétexte de la combattre.
Aujourd’hui, les jeunes les moins qualifiés mettent jusqu’à 11 ans en moyenne pour obtenir un emploi stable (enchaînant auparavant périodes de chômage, stages, CDD, intérim). Avec le CPE, c’est le retour de l’emploi journalier : sans motif et du jour au lendemain, la femme enceinte, le salarié qui refuse les heures supplémentaires ou le délégué syndical peuvent être remerciés. L’employé est entièrement soumis à l’arbitraire de son employeur. Enfin, précarité signifie peur du lendemain et impossibilité de se construire un avenir : les prêts deviennent impossibles, la location d’un logement extrêmement difficile. Ces mesures, censées réduire le chômage et qui invoquent la nécessaire adaptation de notre modèle social à la mondialisation, est surtout un beau cadeau au patronat - ainsi le MEDEF s’est-il empressé de se réjouir du CPE.

Le CPE ne représente surtout qu’une partie de toute la politique de précarisation mise en place par le gouvernement.
D’abord, le CPE n’est qu’un article de la LEC (Loi sur l’Egalité des Chances), censée répondre aux émeutes des quartiers populaires en novembre 2005. Cette loi prévoit en outre : l’apprentissage dès 14 ans, des exonérations fiscales et de cotisations sociales, le travail de nuit (à partir de 4h du matin) pour les mineurs et la possibilité de supprimer les allocations familiales.
Ensuite, le CPE est la suite logique du Contrat Nouvelle Embauche (CNE) que le gouvernement avait créé l’été dernier pour les entreprises de moins de 20 salariés en août 2005. L’opinion, à l’époque, n’a pas ou peu réagi.
Quel est le but ultime de ces contrats ? Dominique de Villepin l’a très bien expliqué il y a quelques mois : la création d’un contrat de travail unique, remplaçant à terme le Contrat à Durée Indéterminée (CDI) et le Contrat à Durée Déterminée (CDD). Un contrat de travail qui puisse permettre de virer l’employé sans préavis ni raison. Un contrat de travail qui réponde finalement à la logique de compétitivité mondiale et de flexibilité prônée par la stratégie européenne de Lisbonne.

Autant dire que cette victoire contre le CPE est un grand pas, certes, dans le la lutte contre les politiques libérales et de précarisation, mais que le mouvement doit, d’une manière ou d’une autre, continuer.

 Genèse et évolution du mouvement

Le mouvement dit « anti-CPE » est né de collectifs étudiants sur les campus (en premier lieu celui de Rennes), réunissant les principales organisations de la gauche. Peu à peu ces collectifs se sont élargis aux étudiants et lycéens non syndiqués : ce sont eux qui, appuyés par les organisations étudiantes, ont permis d’atteindre une masse suffisante pour faire levier.
Les étudiants et lycéens ont ensuite entraîné les syndicats de salariés. Les actions étudiantes et lycéennes ont mené aux grèves et blocages de la plupart des facs, à des manifestations mais aussi des actions diverses et originales (blocage des gares et des voies de circulation, sittings devant la préfecture, l’ANPE...).
Le succès du mouvement est dû aussi, dans les facs, au fonctionnement en Assemblée Générale et aux coordinations nationales des étudiants, menées tour à tour dans des villes différentes. Au niveau des syndicats, le refus systématique des négociations avec le gouvernement a été un autre facteur de réussite. Contrairement aux mouvements antérieurs, la forme de lutte a été davantage la manifestation que la grève, peu suivie par les salariés. Quant à l’opposition politique, elle a peu pesé sur ce mouvement. Certes, elle a contesté la loi au regard de la Constitution... contestation qui n’a pas abouti et a peut-être produit un effet contraire (approbation de la loi par le conseil constitutionnel).

Au final le mouvement a réussi en quelques semaines à ébranler le gouvernement en place. Il a divisé la droite, certains suivant coûte que coûte le 1er ministre, d’autres préférant la discrétion sur cette affaire, voire la désapprobation d’une loi fortement contestée à un an de la présidentielle. Le psychodrame institutionnel s’est poursuivi, puisque mi-Avril, le Président de la République, avec un gouvernement ébranlé, a annoncé la promulgation d’une loi... vouée à être profondément modifiée, et au final vidée de sa substance.
C’est la victoire contre le CPE, mais c’est aussi un épisode qui remet en cause fortement les institutions présentes et une Vème république où les pouvoirs disproportionnés du Président de la République et du gouvernement mènent à des paralysies et des décisions absurdes.

Nous avons dit « mouvement anti-CPE »... mais contrairement à ce qu’ont pu laissé entendre les médias ou certaines organisations, c’est un mouvement général contre la précarité des politiques anti-libérales qui a vu le jour, et pas seulement contre le CPE. Très vite, les revendications chez les étudiants et lycéens ont porté aussi contre le Contrat Nouvel Embauche et la « loi sur l’égalité des chances » dans son ensemble, puis le projet Ceseda (sur l’immigration), la loi Fillon et la diminution des postes au CAPES. Certes, la focalisation sur le CPE a permis d’aboutir à une victoire tangible. Mais çà a été une revendication parmi d’autres. Il s’agit bien d’un mouvement contre l’ensemble des politiques actuelles néo-libérales et de précarisation.

Mouvement dans lequel Attac a un rôle à jouer. A ce propos, quelle a été l’implication d’Attac dans le mouvement ?
Cette implication a été réalisée via les comités locaux, avec une présence dans les manifestations, mais aussi la mise en place de réunions publiques dans et hors des facs, des soutiens humains et financiers divers à la grève et au blocage, et parfois en étant partie prenante des divers collectifs créés à l’occasion. Attac France et Attac Campus ont produit des communiqués et tracts, tandis qu’un groupe d’appui anti-CPE s’est créé.
Enfin, une ouverture européenne, certes timide, a été réalisée, en direction notamment d’autres Attac d’Europe en demande d’explications sur ce mouvement et confrontés, eux aussi, à cette montée de politiques de précarisation.
Mais malgré tout, force est de reconnaître qu’Attac, et plus généralement le mouvement altermondialiste, ont eu du mal à anticiper, puis à relayer le mouvement, que ce soit aux niveaux national ou local. Contrairement au mouvement des retraites, Attac a manqué d’analyses anticipatrices et globales. Et ayant un faible ancrage chez les jeunes, elle n’a pu que faiblement relier le mouvement naissant chez les étudiants. Au final, le mouvement a surtout été porté par les syndicats étudiants et de salariés et par une multitude d’étudiants et lycéens, non syndiqués, mais conscients de la logique de précarisation qui sous-tend les politiques actuelles.

 Perspectives

Et maintenant ? Nous avons fait plier un gouvernement déjà désavoué le 29 Mai 2005... c’est déjà en soi une grande victoire. Par ailleurs, le mouvement s’effrite. On assiste à une désolidarisation entre ceux qui ont voulu l’arrêt du mouvement ou du moins sa poursuite sous des formes différentes (c’est le cas des principaux syndicats de salariés et d’étudiants) et ceux qui souhaitent continuer (notamment la coordination nationale des étudiants).
Mais la loi sur l’égalité des chances, et toutes les autres politiques de précarisation des jeunes et moins jeunes restent. Sans compter les multiples poursuites judiciaires contre des participants au mouvement.
Comment continuer ce mouvement ? Comment également profiter du grand mouvement qui vient d’avoir lieu pour renforcer les luttes anti-libérales et impliquer davantage les jeunes ? Comment profiter de ce mouvement pour instaurer des débats politiques - au sens noble du terme - dans les facs et auprès des jeunes ? Attac n’a-t-elle pas là un rôle important à jouer, quand les syndicats peinent eux-mêmes à les mobiliser ?

Le mouvement continue aujourd’hui sous des formes diverses. Certaines facs poursuivent la grève et les blocages. D’ores et déjà émergent des initiatives auxquelles nous pouvons participer de diverses manières : des collectifs locaux contre la précarité se constituent sur les facs ou en ville. La coordination nationale des étudiants poursuit sa mobilisation sur des mots d’ordres explicitement anti-libéraux. Des forums sociaux universitaires sont en train d’émerger.

Attac a, sous des formes diverses et dans sa spécificité d’éducation populaire, un rôle à jouer dans la poursuite du mouvement contre les politiques néo-libérales et l’élargissement des revendications. Elle a un rôle à jouer dans la poursuite du dialogue entre syndicats et entre les diverses composantes du mouvement social. Elle peut renforcer la dimension européenne des revendications, au travers des autres Attac d’Europe, via des interventions croisées, des échanges de tracts et d’informations, et sur le fond, via la construction de revendications communes. Elle peut aussi anticiper le contrat de travail unique dont on sent bien qu’il pointe son nez. Cela nécessite de reprendre au sein d’Attac France le travail sur la question de l’emploi.
Attac peut également être porteuse d’alternatives crédibles, fondées sur une refondation sociale à partir d’un droit du travail renforcé et un contrat unique stable, et sur une homogénéisation européenne progressive. Enfin, Attac se doit de faire le lien avec le mouvement des jeunes de quartiers précaires de Novembre 2005. Comment faire le lien entre deux catégories de jeunes, les uns déjà sortis du système, les autres peinant à le rejoindre ? C’est tout un chantier de travail qui s’offre à nous, mais encore faut-il que nous arrivions à mieux sensibiliser les jeunes et à les impliquer dans notre mouvement anti-libéral.