Une directive dangeureuse

Le projet de cette directive s’inscrit dans le processus initié lors du Conseil européen de Lisbonne (mars 2000), par l’adoption d’un programme de réformes économiques destiné à faire de l’Union Européenne (UE) l’économie la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010. Cette nouvelle directive peut être perçue tel l’aboutissement de ce programme. En proposant d’établir « un cadre juridique qui supprime les obstacles à la liberté d’établissement des prestataires de services et à la libre circulation des services entre les Etats membres », cette directive permettrait d’inclure tous les services (quasiment 70% du PNB et des emplois) sous les lois de la concurrence.

Comment doit-on concevoir les services publics si cette directive est adoptée ?

Pour être synthétique : IL NE RESTE PLUS DE SERVICES PUBLICS !
Un service public se définit comme devant mettre l’ensemble des citoyen-ne-s à égalité devant l’accès à ce service. Ainsi de l’électricité ou de la santé par exemple : quel que soit le point du territoire sur lequel nous habitons, un service public de l’électricité ou de la santé se doit de fournir ses services dans les mêmes conditions à tous les usagers, sans aucune discrimination.

Les pouvoirs publics encadrent aujourd’hui les prestations de services par des législations et réglementations précises. Mais sous couvert de « réduire la paperasserie qui étouffe la compétitivité », la directive prévoit de retirer aux pouvoirs publics la gestion de tous les services, quant bien même cette gestion se fait idéalement au nom de l’intérêt collectif (gestion des deniers publics, égalité d’accès, droit du travail, respect de l’environnement, etc.). Tous les services (à l’exception de ceux fournis directement et gratuitement par les pouvoirs publics, c’est-à-dire l’armée, la police et la justice) sont ici concernés : les communications, l’eau, l’énergie, la santé, les transports, l’enseignement, la culture, etc.

L’objectif premier du projet est de permettre qu’un prestataire de services puisse être en mesure de fournir ses services où bon lui semble, sans restrictions.

Le principe du pays d’origine (art. 16) énonce que « le prestataire est soumis uniquement à la loi du pays dans lequel il est établi et [que] les Etats membres ne doivent pas restreindre les services fournis par un prestataire établi dans un autre Etat membre ». Si nous considérons par exemple le secteur de la santé (particulièrement visé, puisqu’il est le seul secteur faisant l’objet de dispositions particulières - art. 23), cela se traduit concrètement par le fait qu’un prestataire de soins pourrait fournir ses services dans l’Etat A sans être obligé de respecter les législations de l’Etat A (en termes par exemple de sécurité sociale), du simple fait que ce prestataire est domicilié dans l’Etat B, membre de l’Union, et est donc soumis aux seules législations de l’Etat B.

Nous pouvons ici facilement imaginer le dumping fiscal, social et environnemental auquel cet article donnerait lieu. Une entreprise a tout intérêt a demander sa domiciliation dans un Etat où la fiscalité est peu élevée et qui est également peu exigeant en termes de respect de l’environnement et des droits sociaux. Ce scénario répète celui sur lequel fonctionne le commerce maritime, où l’utilisation systématique des pavillons de complaisance conduit à des conditions de travail déplorables pour les marins, et, plus spectaculairement, à des naufrages tels ceux de l’Erika au large de Saint Nazaire (décembre 2000) et du Prestige en Galice (novembre 2002).

Le contrôle par les pouvoirs publics, et par extension par la société civile, des questions d’intérêt collectif deviendrait également impossible. Un service public est un service rendu à toutes et à tous ; l’Etat a la charge de veiller à un aménagement équilibré du territoire. Nous pouvons certes constater que depuis quelques années la qualité des services publics est le cadet des soucis de nos gouvernements successifs ; toujours est-il que c’est à eux (Etat ou régions) que revient, de droit, cette mission.
Ce projet de directive remet directement en cause ce principe, et détruit par la même l’idée d’une possibilité de contrôle citoyen de la manière dont sont gérés les services publics. Les articles 9 à 15, qui énumèrent les critères que les Etats ne seront plus en droit d’exiger pour accorder une autorisation d’activité de service, mettent clairement en avant le fait que les pouvoirs publics n’auront quasiment plus aucun contrôle sur les questions liées à l’aménagement du territoire, au développement économique et aux exigences sociales.

Ce projet élimine toutes les exigences juridiquement imposables aux prestataires de services : ceux-ci seront libres de fournir leurs services où bon leur semble, au prix qu’ils décident, en respectant les seules législations qui les favorisent. Admettons qu’un Etat, membre de l’UE, permettrait à une personne disposant du permis de conduire de disposer également du grade de médecin ; il suffirait alors de référencer son entreprise dans cet Etat pour pouvoir bénéficier du titre de médecin dans tous les autres pays de l’UE. Cette situation est certes irréaliste, mais elle est ce que ce projet de directive permet !

Le danger de ce projet n’est pas dans ce qu’il impose ; il est dans ce qu’il permet, à une époque où la criminalité en col blanc et les malversations des dirigeants d’entreprises sont en augmentation constante. L’abolition des exigences (la fameuse « paperasserie ») énumérées dans le projet de directive, alors que le crime organisé s’étend dans les nouveaux pays européens, est une porte ouverte à une marchandisation complète de nos actuels services publics (santé, communication, transport, enseignement, énergie, etc.).
Nous pouvons sérieusement douter que des fonds publics continuent d’être orientés vers le financement des services publics si des prestataires privés acceptent de s’en charger. La situation à laquelle nous risquons d’arriver est celle d’une Europe à deux vitesses (juridiquement établie). D’un côté, nous aurons des services fournis par des entreprises, qui obéiront à leurs propres intérêts. (L’important n’est peut-être pas ici de juger le contenu de cet intérêt ; que l’intérêt d’une entreprise privée soit identique à l’intérêt collectif ne retire rien au point en jeu. Dans la mesure où le libéralisme nie le concept même d’intérêt collectif, ce qu’il conteste est en fait qu’il puisse y avoir des instances ayant un droit de contrôle sur les activités des agents individuels ; dans la pensée libérale, l’expression de service public n’a aucun sens : ou bien elle ne désigne aucune réalité, ou bien elle est un autre nom pour service marchand). De l’autre côté, nous aurons un Etat minimum qui se contentera de suppléer aux manques de prestations dans les endroits où aucun prestataire ne voudra fournir ses services.
Sous ce projet de directive, nous retrouvons ni plus ni moins qu’une mise en application, au niveau européen, de l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services). Le commissaire européen en charge du marché intérieur, Frits Bolkestein, prend ici le relais de son homologue en charge du commerce extérieur, Pascal Lamy, dont la fonction au sein de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) est de représenter les intérêts commerciaux de l’UE et de placer celle-ci en position avantageuse lors des phases successives de négociation : plus le marché européen des services sera libre, plus il sera simple d’exiger des autres Etats membres de l’OMC de libéraliser leurs propres secteurs des services. (N.B. Dans le cadre de l’OMC, il n’est possible de demander que soit libéralisé un secteur d’activité que si l’on est soi-même prêt à le libéraliser.)

Le modèle européen se montre ici en plein jour. Loin d’être un rempart à la mondialisation capitaliste, l’UE est aujourd’hui la tête de pont du libéralisme.
Le 19 mai 2004, moins d’un mois avant les élections européennes, la Commission devrait soumettre le projet au Conseil des Ministres pour son entérinement.

Nicolas Berthomeau (Nantes/Naoned)