L’agriculture bio est-elle condamnée à rester marginale ?

L’agriculture bio est-elle condamnée à rester marginale ?

En dépit du faible recul dont dispose la communauté
scientifique pour évaluer les effets des usages massifs
de la chimie en agriculture, force est de constater
que l’addition promet d’être salée pour les générations à venir.
Utilisés à large échelle depuis trois décennies, les pesticides
et leurs résidus s’accumulent insidieusement en bout de
chaîne alimentaire alors que nos corps ne disposent pas des
mécanismes physiologiques qui permettraient de les dégrader
ou de les rejeter. Irrémédiable. Dans les aliments, dans l’eau,
dans les sols et même dans l’air : tous les milieux sont touchés.

Pourtant, indéniablement, des alternatives existent. L’agriculture
biologique peut répondre à ces enjeux. Des freins à
sa généralisation perdurent néanmoins et mettent à mal ce
qui devrait devenir le nouveau modèle de développement
agricole.

Flash back. La France était au début des années 1980 le
premier producteur de produits bio en Europe, elle se situe
aujourd’hui au dernier rang européen. En Autriche ou en Italie
plus de 10% des surfaces sont en bio, en France on en
compte à peine 1,9 %. La faiblesse de la production est telle
que pour répondre à une demande croissante on importe largement
d’Italie ou d’Allemagne. Il convient de déterminer les
raisons de cette inertie. Nous pouvons en identifier quatre et
chacune d’elles peut aisément être corrigée par une once de
courage politique.

La première est institutionnelle : le modèle
de développement des années 1960-
1990, fondé sur le progrès chimique s’est
montré si satisfaisant, au regard des objectifs
de l’époque, qu’il est solidement ancré
dans les filières agricoles françaises. Il faut
savoir qu’un négoce de céréales réalise l’essentiel
de son bénéfice en vendant des pesticides et de l’engrais
et que la commercialisation du grain est anecdotique
pour lui ! Le problème vient du fait que les pesticides sont en
vente libre, et que dans la pratique l’agriculteur suit les
conseils de son technicien qui est payé en fonction des volumes
qu’il vend. Forcément cela ne pousse pas à une utilisation
parcimonieuse : c’est comme si votre médecin et votre
pharmacien n’étaient qu’une seule et même personne et que
celle-ci était payée en fonction du nombre de médicaments
qu’elle vous vendait. S’attaquer à ce problème nécessiterait de contrôler la vente de pesticides et d’imposer la séparation
des activités de conseil et d’approvisionnement.

La deuxième est idéologique et peut être considérée
comme le résultat de l’inertie institutionnelle. La modernisation
à tout crin a poussé à stéréotyper les systèmes de production.
Au regard du modèle de développement des années 1960-
1990, de la chimie venait le progrès. Qui refusait la chimie était
un arriéré amené à disparaître, un sacrifié sur l’autel du progrès.

Engagée dans cette dynamique qu’on leur présentait
comme incontournable, la majorité des agriculteurs s’est bâtie
des valeurs dans lesquelles l’agriculteur biologique ne pouvait
être qu’un égaré des barricades de 1968, un barbu réfractaire.
Et cette caricature correspond de fait à un anti-modèle pour
cette génération moderniste, issue des jeunesses catholiques,
rurale, qui voulait sortir de l’état de paysan pour atteindre la
profession d’agriculteur dans l’espoir d’acquérir une reconnaissance
et un statut social. Mais les choses changent, et ce qui
était valable naguère ne l’est plus. Aujourd’hui, déverser sa
chimie n’est plus synonyme de progrès. Il est même temps de
reconnaître que produire sans pesticide relève de la haute voltige
 : savoir-faire, expertise technique et innovation sont maintenant les maîtres-mots du
bio et non plus ceux de l’agriculture
conventionnelle. Reconnaître la supériorité
technique de l’agriculture bio, en
mettant en oeuvre d’importants moyens
de recherche, publique, apparaît incontournable.
La troisième raison est économique :
les avant-gardistes de l’agriculture bio
ont été très rarement aidés financièrement
dans leur démarche. A titre
d’exemple, la réforme de la Politique
Agricole Commune (PAC) de 1992 soutenait
la production de maïs ensilage et
non les ressources fourragères traditionnelles
des élevages bio. D’autres formes
de soutien, plus limitées, ont néanmoins
été développées pour aider les systèmes
herbagers, mais c’est malheureusement
ceux-ci qui risquent de disparaître. Bref,
en règle générale, l’agriculture biologique
ne dispose pas en France d’aides spécifiques
et compte tenu des combinaisons
productives qu’elle met en oeuvre elle se
trouve de fait moins bien dotée. Contrairement
à la France, d’autres pays, notamment
l’Allemagne et l’Italie, ont compris
la nécessité d’aider spécifiquement
le bio et allouent des financements
importants à leurs producteurs
bio. Ce soutien peut aisément
se justifier : le bio est
nettement plus demandeur
en main d’oeuvre que l’agriculture
conventionnelle, et
bien souvent plus sensible
aux aléas.

Pendant ce
temps, la baisse des coûts
de transport a rendu plus
pertinente (d’un point de vue
strictement économique) les
économies d’échelle qui ont
été préférées aux économies
de gamme : la spécialisation
a alors primé sur la diversification.
Les conséquences
sur l’environnement sont directes : la
spécialisation a mis fin à la complémentarité
des ateliers animaux et végétaux et
au maintien des équilibres écologiques.
Si nous décidons réellement d’anticiper
la finitude des ressources énergétiques
fossiles et de limiter nos agressions de
l’environnement, nous devons penser à
un rééquilibrage des subventions agricoles
basé sur des critères d’emploi et
d’écologie.

La dernière raison de la marginalisation
du bio, la plus problématique, est
commerciale. Les prix des produits bio,
généralement plus élevés, limitent leur
consommation. Moins de demande donc
moins de production. Les coûts de production
sont en partie responsables de
ce surcoût mais d’autres facteurs ne
doivent pas être négligés. Commercialisés
en plus petits volumes, les produits
bio pâtissent de coûts de logistique et de
commercialisation plus importants :
moins un produit est vendu, plus il coûte
à commercialiser, donc plus il est cher et
moins il se vend. Mais au-delà de ce
cercle vicieux qui n’est sûrement pas insurmontable,
une pratique bien plus préoccupante
renchérit le coût des produits
bio à la distribution.

Comme l’explique
tout bon manuel de marketing, le
consommateur se différencie par l’achat :
dis-moi ce que tu achètes, je te dirai qui
tu es (ou qui tu veux être). Dans cette
optique, l’achat bio apparaît essentiellement
comme le choix d’un consommateur
qui décide (parce qu’il le peut) d’allouer
une partie plus importante de son
budget à l’alimentation. Partant de la
conclusion que le prix intervient moins
que d’autres critères dans le choix d’acheter
un produit bio, on comprend
mieux pourquoi les distributeurs « surmargent
 » les produits bio. Bien qu’aucune
donnée officielle n’existe concernant
les circuits de commercialisation
traditionnels, on peut évaluer que la
marge ordinaire se situe autour de 20 à
30% et que sur les produits bio, elle augmente
à 50% minimum. Déjà plus cher à
son arrivée dans la grande surface, le
produit bio devient encore moins attractif.
Remédier à cette situation totalement légitime
du point de vue individuel du
commerçant, mais contraire à l’intérêt
général, consisterait à plafonner les
marges appliquées à la filière bio.

Partant
du fait que les centrales d’achat
françaises détiennent un quasi-monopole,
il est tout à fait concevable
de les obliger à « internaliser
 » le surcoût inhérent au
développement d’une nouvelle
filière. Ces mesures d’ordre réglementaire
ne pourront néanmoins
se dispenser de politiques
de stimulation de la demande
(notamment par le biais
des achats publics, comme
dans la restauration collective).

Une autre agriculture est
possible !

Frédéric (Rennes)