Édito

Depuis la création de l’Union Européenne (UE), un de ses objectifs affichés, pour ne pas dire le principal objectif, est la mise en place d’un marché intérieur dans lequel la concurrence serait « libre et non faussée ». L’Europe est ainsi devenue, au fil des décennies, di­rectement ou non, une formidable ma­chine à démanteler les services pu­blics et à remettre en cause les protec­tions sociales acquises de haute lutte.

Les partisans du « oui » au projet de Traité Constitutionnel Européen (TCE)nous promettent des lendemains qui chantent : une fois que les gouverne­ments de gauche seraient majoritaires en Europe, ce traité nous donnerait en­fin les moyens de construire cette Eu­rope sociale que nous attendons de­puis toujours. Ils « oublient » un peu vite qu’à l’époque du gouvernement Jospin, douze pays sur quinze présen­taient un gouvernement dit de gauche, et que cela n’a pas empêché par exemple l’ou­verture à la concurrence des secteurs de l’énergie et du courrier, qui aboutissent au­jourd’hui aux projets de privatisation d’EDF-GDF et de La Poste. Ils oublient également de rappeler l’orientation clairement ultra-libérale de la Commission européenne actuellement dirigée par le Portugais Barroso. C’est cette Commission qui mène en ce moment pour l’UE les négociations de l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), dont l’objectif annoncé est la libéralisation, ou « ouverture à la concurrence », de l’ensemble du secteur des services. Celui-ci va de la garde d’enfants à domicile aux activités des grandes banques internationales, en passant par les transports, les télécommunications, le tourisme, l’éducation, la santé, la culture... Plus officiellement, l’accord concerne « tous les services, de tous les secteurs, à l’exception des services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental » (art. I-3-b). Pour pouvoir échapper à l’AGCS, un service ne doit être fourni par le gouvernement « ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services » (art. I-3-c).

Concrètement, cela signifie que seules sont formellement exclues la police, l’armée, la justice et la fiscalité. Nous n’avons donc aucune garantie que l’éducation, la santé, la culture ne soient pas soumises aux règles de la concurrence dans un avenir (très ?) proche.

C’est cette même Commission euro­péenne qui souhaite aujourd’hui sou­mettre au vote du Parlement Européen la proposition de directive Bolkestein « relative au marché intérieur », propo­sition qui pourrait presque prêter à rire, tant elle constitue une caricature des souhaits des dirigeants des grandes multinationales et autres apôtres du néo-libéralisme. La directive n’a pas tant pour objet d’harmoniser les législations des États-membres que de les niveler vers le bas. Son objet est de libérer l’Europe des « entraves administratives et autres qui empêchent l’achèvement du marché intérieur ». Elle vise plus particulièrement la libre circulation des travailleurs et des services aux consommateurs et aux entreprises. Une des mesures emblématiques de cette directive est l’application du « principe du pays d’origine ». Ce principe énonce que « le prestataire est soumis uniquement à la loi du pays dans lequel il est établi et [que] les États-membres ne doivent pas restreindre les services fournis par un prestataire établi dans un autre État-membre ». Considérons par exemple le secteur de la santé. Un prestataire de soins pourrait fournir ses services dans l’État A sans être obligé de respecter les législations de l’État A (en termes par exemple de sécurité sociale), du simple fait que ce prestataire est établi dans l’État B, membre de l’Union, et n’est donc soumis qu’aux seules législations de l’État B.

Nous pouvons ici facilement imaginer le dumping fiscal, social et environnemental que cette directive permet­trait. Une entreprise aura ainsi tout intérêt à se domici­lier dans un État où la fiscalité est peu élevée, et dont la législation sociale et environnementale est moins contraignante.

Dans cette affaire, la Commission a le soutien des Chefs d’État et de Gouvernement de l’UE, aussi bien que celui de la Cour européenne de Justice. Lors du sommet européen des 25 et 26 mars 2004, les chefs d’État et de gouvernement ont confirmé leur volonté de voir cette directive aboutir dès 2005 et affirmé : « l’exa­men du projet de directive sur les services doit être une priorité absolue ».

Les partisans d’un oui « de gauche » nous demandent d’approuver un texte qui ne fait que renforcer les poli­tiques libérales de l’UE, en nous promettant un change­ment futur d’orientation.

Malheureusement, rien dans ce texte ne nous permet d’affirmer que ce traité nous don­nera les moyens de construire une véritable Europe so­ciale. Au contraire, tout laisse penser qu’aucune volonté politique n’existe pour bâtir cette Europe que nous vou­lons, puisque même les partis qui se prétendent de gauche cautionnent les dérives libérales de l’UE. Il est donc temps, aujourd’hui, de dire NON.